« Venant du ballet classique, il s’agissait de montrer que c’est un art toujours vivant »
Thierry Malandain, on vous trouve, revenant de Los Angeles, entre un nouveau départ, une préparation, on a l’impression qu’un directeur de ballet est quelqu’un extrêmement occupé à qui on demande une performance en permanence...
Ce n’est pas forcément le cas de tous les directeurs de Centres Chorégraphiques, mais c’est notre cas. La Compagnie a la chance, déjà, de danser beaucoup, ce qui implique beaucoup de voyages, de répétitions, parce que nous avons plusieurs programmes au répertoire. On rentre de Los Angeles et on part samedi à Compiègne et on restera en région parisienne un long moment. Il y a ce travail-là et puis les nouvelles créations justement. En novembre prochain je fais un opéra, Orphée et Eurydice, on va commencer la préparation aujourd’hui ou demain, même si c’est pour novembre. Il y a l’activité du Ballet et il faut ajouter ce que je fais à l’extérieur aussi, il faut rendre compatibles tous ces éléments.
Cet équilibre, entre des créations nécessaires pour faire vivre une troupe et l’exigence de qualité, est quelque chose de délicat certainement ?
Ça, c’est tout ce qui se passe dans le studio, mais je suis entouré, il y a deux Maîtres de Ballets qui m’aident et, par ailleurs, il y a toute la partie administrative. L’équipe du centre Chorégraphique est par ailleurs solidaire, il faut aussi négocier les contrats, chercher des spectacles, puis, une fois trouvés, organiser la gestion, les voyages, les réservations d’hôtel et, souvent, ça se fait parfois plusieurs années à l’avance, c’est un travail sans fin.
Le succès du Ballet fait penser à une réussite comme Biarritz en connaît dans plusieurs domaines, avez-vous le sentiment, étant arrivé ici il y a huit ans, que vous avez réussi votre pari, puisqu’il a fallu, bien sûr, prouver et mettre en ½uvre vos qualités ?
C’était à deux titres. Tout d’abord par rapport à une confiance qu’on m’avait faite, celle de Didier Borotra et de toutes les tutelles. Implanter un centre Chorégraphique à Biarritz, ce n’était pas gagné parce que généralement ces Centres sont dans les grandes capitales régionales. Au niveau de sa population, Biarritz n’est pas une ville importante, donc c’était un vrai pari. Je pense que c’est acquis, par exemple les deux Don Juan que nous avons présentés récemment ont fait deux salles complètes, ce n’était pas le cas il y a huit ans. Ca montre qu’au niveau local le public adhère, c’est réconfortant. Ensuite, il y avait un autre pari par rapport au style que je peux avoir, un peu marginal dans le paysage chorégraphique français. Venant du ballet classique, il s’agissait de montrer que c’est un art toujours vivant. Pour moi ce sont deux réussites : l’implantation ainsi que la réussite artistique, sur un plan plus national, parce que même si on est correctement doté, par rapport à l’effectif des danseurs permanents, c’est une machinerie lourde qui implique un travail constant où on ne peut pas se reposer sur ses lauriers.
Deux objectifs donc pour vous, avec la difficulté de devoir plaire à un public qui n’était pas formé et le besoin de créer votre propre carrière, votre aventure personnelle dans la danse. Pensez-vous aussi avoir réussi dans ce domaine ?
Pour un chorégraphe, il y a toujours deux objectifs, poursuivre son travail qui se mesure à l’aune locale, mais nationale et internationale aussi, c’est important pour rester vivant. Et puis, il faut réussir son implantation, ce sont vraiment deux options à ne pas oublier. C’est forcément contraignant de se soucier de bien danser à Los Angeles et en même temps de se soucier que le Ballet Biarritz Junior danse correctement à Saint Jean Pied de Port, c’est un grand écart pas toujours facile, mais, encore une fois, je suis entouré pour que tout ça marche bien.
Dans l’univers de la danse, il y a cette révolution du XXème siècle, cette fusion avec d’autres arts, la diversification, les créations qui ont marqué cette époque qui tirent les autres, les grands noms comme Merce Cunningham. Votre option est claire dans cet univers si complexe. Un Maître comme vous doit-il goûter à tout ?
Je pense que mon parcours est clair, je viens du classique, mais le classique n’est pas une chose figée, il a évolué tout le temps, j’essaie de contribuer à son évolution à ma façon, d’autres chorégraphes font autrement, je fais à la mienne. Encore une fois, c’est une démarche un peu marginale, je peux être très bon spectateur de Merce Cunningham, mais c’est une démarche qui n’a rien à voir avec la mienne, même si j’ai pu apprendre en regardant. Il fait appel à d’autres critères que le ballet classique. Ce sont tous ces éléments-là qui participent à l’évolution du ballet classique. Mais, je me sens bien dans mes pompes par rapport à ça.
Avec l’acceptation des organismes de tutelle que vous avez mentionnée, il y a celle du public. Comment la mesurez-vous et existe-t-il une différence entre celle du public local et celle que vous rencontrez dans vos tournées internationales ?
Le public, il est à la fois le même et différent partout. On vient de faire deux spectacles à Los Angeles. Les gens se sont levés et ont fait ce qu’on appelle une standing ovation pour Don Juan. Ici on ne l’a pas eue, mais on a eu un gros succès. Par contre, là-bas, il y a aussi des gens qui se sont levés et ont quitté la salle, le spectacle ne leur convenait pas, une trentaine sur mille trois cents, ce n’est pas grand chose, mais en même temps c’est aussi bien de ne pas plaire à tout le monde. Je ne veux pas avoir une démarche absolument consensuelle. Dans mon travail certaines choses peuvent choquer, par exemple qu’hommes et femmes portent un même costume de femme dans Don Juan, et fassent la même chose, c’est pas forcément dans les standards habituels du ballet classique. A partir du moment où on fait des choix et qu’on peut les argumenter, pour moi, ce n’est pas de la provocation. Mais d’une manière générale je ne travaille pas dans la provocation, tout le monde le sait.
On remarque aussi que vous aimez exprimer le rêve, le Casse Noisette le montrait bien, c’est un plaisir personnel ?
J’essaie de travailler dans tous les aspects, même si je travaille peu avec les compositeurs contemporains, ça m’est arrivé une fois avec Peio Cabalette. Je suis souvent obligé de travailler dans l’urgence, c’est aussi plus facile d’utiliser des musiques qui existent. Par ailleurs, mon travail est très lié à l’Histoire. Vous citez Casse Noisette, pour moi, relire un ballet comme ça, dans la mesure où on ne peut pas le présenter dans sa version originale, c’est lui donner une autre chance d’exister et de le proposer à des publics qui n’y auraient pas accès autrement. J’ai le sentiment que le présent s’invente tous les jours avec le passé. Il y a des artistes qui préfèrent couper avec le passé, pour moi, rendre vivant le passé, c’est une chose qui me plaît bien et Casse Noisette correspond aussi à ça, au-delà du rêve. Par contre, le rêve, c’est aussi une solution, la solution finale presque à tous les problèmes existentiels. Aujourd’hui, quand on voit les problèmes de la société, quelqu’un comme moi peut se sentir parfois coupable de ne se préoccuper que de danse alors que tous les gens se soucient de mille choses. En même temps je sais aussi qu’on apporte quelque chose. Le rêve participe à ça évidemment.
Un souci permanent pour le directeur d’un Centre de ce type, c’est aussi la qualité des danseurs. Les chorégraphes parfois se disputent les meilleurs, les modèlent pour leurs besoins. Comment faites-vous ?
La Compagnie est composée de gens mâtures, qui ont de l’expérience et de personnes bien plus jeunes qui rentrent, souvent c’est leur première Compagnie, ils ont un fort potentiel et ça permet au fil du temps de les former et de remplacer ceux qui, hélas, vont devoir passer à autre chose. C’est un des métiers les plus cruels, l’un des moins protégé. Lorsqu’il s’arrête, un danseur n’a rien, il ne peut pas attendre la retraite officielle à trente-cinq ans, jusqu’à soixante ans, donc il doit se débrouiller tout seul. C’est un sujet grave et douloureux car rien n’est prévu pour eux dans un pays comme la France.
Le Ballet Biarritz s’insère aussi dans un cadre transfrontalier avec une coopération avec Saint Sébastien qui constitue un vivier de jeunes danseurs. cette situation vous satisfait ?
C’est l’objet du Ballet Biarritz Junior d’essayer. Le transfrontalier il s’est élaboré depuis l’an 2000 avec des actions de sensibilisation, beaucoup d’ateliers, de stages et, évidemment, des représentations. Comme on avait fait des Académies d’été durant trois ans, qu’elles avaient beaucoup de succès, on s’est dit qu’on allait les pérenniser avec un « Ballet Junior » qui est une première mouture. En juin, il y a les auditions, une deuxième mouture. C’est un projet de longue haleine, on a une bonne équipe mais il faut arriver à amener des éléments meilleurs, surtout des garçons car jusqu’à présent on n’a eu que douze filles, pour que ça représente un vivier. C’est du domaine du possible, mais ça prendra du temps. « Chorégraphe, c’est une lutte de tous les jours avec soi-même, se renouveler sans arrêt, lutter avec les autres, le marché économique est difficile pour tout le monde »
Votre vocation pour la danse semble évidente aujourd’hui car vous y êtes immergé. C’est une aventure qui a commencé très tôt, comme pour beaucoup de danseurs ?
J’ai commencé à danser à neuf ans, ça fait pas mal d’années que ça dure... J’ai commencé contre l’avis de mes parents. A huit ans, j’ai vu un ballet à la télévision et je me suis dit que c’était ça que je voulais faire. Mes parents me destinaient à un métier plus sérieux, j’ai insisté, ce n’est pas facile pour un garçon de s’imposer dans la danse. Ensuite, danseur c’était une première étape. Chorégraphe c’est une lutte de tous les jours, il faut lutter avec soi-même, se renouveler sans arrêt, lutter avec les autres, le marché économique est difficile pour tout le monde. Dans la danse, la concurrence est extrême. Pour vivre, trouver des contrats, il faut se battre tout le temps, je ne dis pas qu’il faut être le meilleur mais il faut faire partie des meilleurs.
Si on veut suggérer à des jeunes ce métier de danseur, peut-on parler d’un métier difficile où on trouve beaucoup de bonheurs ?
C’est évidemment beaucoup de bonheurs, sinon ce n’est pas un métier qu’on ferait. Il engage la passion, on ne peut pas faire autrement car c’est un métier difficile, avec la passion on surmonte naturellement les difficultés, voire on n’y pense pas.
Ceux qui rêvent de devenir danseurs veulent figurer parmi les danseurs étoile. L’objectif de devenir « danseur moyen » n’est pas une perspective toujours gratifiante, étant le lot de presque tous...
L’important, si on choisit cette voie, c’est de vivre la danse et de trouver du bonheur quel que soit le niveau où on se trouve. Après, les places sont chères, aujourd’hui il faut avoir toutes les qualités requises et travailler.
Comment un directeur de Ballet apprécie-t-il la danse populaire telle qu’on la voit dans cette région ? Je trouve que c’est une chose très émouvante. Au-delà de la danse, c’est le lien social qui passe à travers ça et de voir que la danse est toujours vivante, pour quelqu’un qui vit de ça, c’est forcément émouvant. C’est moins vrai dans les grandes villes où danser en boîte est une danse solitaire, on est face à soi-même. La danse populaire engage soi et l’autre, c’est la communauté qui danse. C’est un peu comme dans notre Compagnie, c’est une histoire de famille, de tribu, de communauté.