Bernardo Atxaga : parangon de la littérature et de la poésie basque hors du livre

Bernardo Atxaga: parangon of contextual literature and poetry

Artikulu honek teoria literario berriei esker (literatura liburutik at, literatura kontestuala, literatura erakutsia) Bernardo Atxaga idazlearen sormen garaikidea berriz hausnartzen ditu.

Bernardo Atxaga. Literatura liburutik at. Literatura kontestuala. Jarduera literarioa. Ospearen kontsumoa. Argazki erretratu. Hermeneutika testuala. Ikusgarritasuna.

1. Introduction

Le numéro 57 publié en 2019 de la revue Hegats de l’association des auteurs basques (Euskal Idazleen Elkartearen Literatur Aldizkaria) consacrait un article aux récitals de poésie contemporaine et à la place de cette dernière sur les différentes scènes du Pays basque (Ugarte Irizar, 2019). L’article revenait sur les prémisses du passage du livre à la scène en mentionnant l’inventivité et l’avant-gardisme du groupe culturel Ez Dok Amairu[1] et l’importance du poète Jose Anton Artze[2] dans ce legs aux nouvelles générations de poètes et auteurs basques. L’intermédialité livre-scène et la démultiplication des supports et des médias pour la création poétique et littéraire ne sont pas nouveaux au Pays basque[3], mais il est intéressant de recadrer les créations contemporaines d’un écrivain comme Bernardo Atxaga dans le cadre des nouvelles théories littéraires qui s’appuient sur les notions de littérature hors du livre, littérature contextuelle ou encore littérature exposée.

2. Questions de définitions : littérature hors du livre, littérature contextuelle

En 2010 et en 2018, la revue Littérature publiait deux numéros sous le titre « La littérature exposée : les écritures contemporaines hors du livre » (Rosenthal, Ruffel, 2010, 2018). L’objectif des auteurs était de déplacer les modes d’approche de la littérature, de mettre en avant des pratiques qui, jusque-là, n’avaient été que peu analysées (textes littéraires dans des expositions, performances, littérature in situ ou sur le terrain), de donner voix aux écrivains eux-mêmes en tant que théoriciens de ces pratiques. Pour Rosenthal eta Ruffel, « nous faisons l’expérience d’un de ces moments de reconfiguration du littéraire comme il s’en présente rarement : une reconfiguration qui n’est ni esthétique ni formelle mais structurelle et symbolique ». (2018 : 6) Une reconfiguration qui se traduit par « l’entrée du fait littéraire dans un régime de visibilité et d’expérience, d’autre part la transformation de ses modes de publication ». (idem : 5) L’objectif des chercheurs est de replacer le livre dans un écosystème littéraire plus vaste.

En 2010, dans un article intitulé « une littérature contextuelle » David Ruffel, revenait sur cette notion et en proposait une définition en précisant les lieux, les moments et les modalités des pratiques littéraires hors du livre.

Performances, lectures publiques, explorations et immersions diverses, enquêtes, collaborations artistiques et pluridisciplinaires, utilisation de langages ou de médias multiples, écritures numériques, animation de stages, d’ateliers, programmation, etc. : autant d’exemples de pratiques littéraires qui ont en commun de déborder le cadre du livre et le geste d’écriture, de démultiplier les possibilités d’intervention et de création des écrivains, possibilités parmi lesquelles le livre occupe toujours une place centrale mais désormais partagée, et de se faire in situ, sur les scènes des théâtres, dans les centres d’art, dans les bibliothèques ou dans la ville. Une littérature qui se fait donc « en contexte » et non dans la seule communication in absentia de l’écriture, du cabinet de travail ou de la lecture muette et solitaire des textes. Je propose de regrouper ces pratiques littéraires sous l’énoncé de « littérature contextuelle », en référence à la notion d’« art contextuel » inventée par l’artiste polonais Jan Swidzinski dans un manifeste intitulé « L’art comme art contextuel » et popularisée récemment par l’essai de l’historien de l’art Paul Ardenne. (Ruffel, 2010 : 62-63)

Comme le souligne Ruffel si ces pratiques ne sont pas nouvelles, c’est leur généralisation (au-delà des seuls territoires de la « littérature d’avant-garde »), leur multiplicité et leur caractère massif qui est la signature de l’une des caractéristiques de la littérature contemporaine.

Les formes de « poésie marchée » et d’explorations urbaines (depuis la flânerie baudelairienne jusqu’aux dérives situationnistes), la performance et la poésie sonore (depuis Dada jusqu’à Fluxus et Bernard Heidsieck) relevaient d’une volonté de sortir de l’assise du livre, de mettre la poésie debout, avec le corps du poète, d’en faire une action. Plus généralement, l’art moderne a conduit de nombreux artistes à « annexer la réalité » (Paul Ardenne), en intervenant dans le champ social et en quittant l’idéalisme de l’œuvre achevée au profit du processus, de la production de formes de vie, d’actions collectives et éphémères réalisant l’adéquation recherchée de l’art et de l’existence. Ce qui en revanche est significatif aujourd’hui, c’est la généralisation de ces pratiques au-delà des seuls territoires de la « littérature d’avant-garde », c’est leur multiplicité et leur caractère massif, la plupart des écrivains, pour des raisons diverses (artistiques, promotionnelles, etc.), développant une ou plusieurs de ces actions et déployant leur œuvre selon une double pulsation, intensive/extensive, dans le livre et hors de lui, in-shore et off-shore. C’est donc à une transformation profonde qu’on a assisté ces dernières années, transformation affectant non pas quelques pratiques isolées ou marginales mais l’ensemble du champ. (idem, 62)

Ce qui est en jeu aujourd’hui c’est l’hybridation des langages, les limites de la littérature, les collaborations artistiques et sociales, les nouveaux modes d’actions littéraires, les déplacements dans de nouveaux lieux (musées, scènes de théâtre, milieux sociaux,…), la fin d’une forme de fétichisme du livre et de l’écriture, d’une sacralisation de la littérature.

La littérature contemporaine ne s’écrit donc plus dans une singularité irréductible, mais dans le présent commun de l’art, caractérisé par l’impureté et l’hybridation des langages. La littérature contemporaine n’est pas concernée, comme c’était le cas dans les années 1960, par la problématique de sa définition mais par celle de son illimitation. La tentative de repousser les limites de l’art littéraire, qui est le propre de toute littérature authentique, n’est donc plus interne au langage, à son être propre, elle se fait désormais par les relations externes aux autres arts et au monde. C’est ainsi la fin d’une forme de fétichisme du livre et de l’écriture, d’une sacralisation de la littérature, de sa gloire passée ou de son déclin présent. Vivant dans un monde d’images et de sons, nourri par une culture éclectique, l’écrivain actuel ne vit plus dans le mythe romantique de la séparation ou dans celui de l’artisan spécialisé et spécialiste, responsable de son seul art. Il entre dans des collaborations artistiques et sociales, expérimente lui-même des procédures pour lesquelles il n’a pas de compétences établies, celles du plasticien, du comédien, du pédagogue ou du sociologue, avec lesquelles il bricole et perfectionne peu à peu de nouveaux modes d’actions littéraires. Prenant acte de l’affaiblissement et du décentrement de la position de la littérature dans la culture contemporaine, il intègre naturellement les lieux de l’art, les scènes de théâtre, les milieux sociaux, là où il est possible de gagner en visibilité, en puissance symbolique, en « modernité », ainsi que de déplacer sa discipline, de l’interroger et de la doter de possibilités nouvelles. (idem 63)

L’état des lieux des recherches proposé par Jérôme Meizoz est dans la même veine que celles de Ruffel et Rosenthal.

Dans les pratiques littéraires contemporaines, le corps de l’auteur se fait également plus présent. Bien que moins concertées, les prestations publiques demandées aux écrivains (lectures, séances de signature, entretiens) ou assurées par des collectifs (lectures avec musiciens, soirées slam) sont courantes, parties intégrantes de la circulation des textes. Au cours de ces activités, les auteurs incarnent leurs écrits, qu’il s’agisse de les promouvoir et/ou de les performer. Plusieurs termes ont été forgés ces dernières années, pour désigner ces phénomènes : on parle de « littérature exposée », de « littérature contextuelle » ou encore de « littérature hors du livre ». (Meizoz, 2015)

3. La situation dans le champ littéraire basque

La recherche de visibilité (Heinich, 2012) des écrivains contemporains basques est révélée par la démultiplication de leurs activités et ce dans des domaines éclectiques. En ce sens Beñat Sarasola est tout comme Bernardo Atxaga un bon exemple de la figure de l’écrivain contemporain. Auteur transgenre, à la fois poète et écrivain[4], il est également critique littéraire (Sarasola 2017, 2018), universitaire (il enseigne la littérature à l’Université du Pays basque), traducteur de Philip Roth en langue basque (Sarasola, 2011), directeur de publication pour la maison d’édition Susa[5]. Ancien journaliste pour la presse écrite (au quotidien Berria de 2008 à 2009) et audiovisuelle (de 2016 à 2017 dans l’émission littéraire Sautrela diffusée anciennement sur la télévision basque EITB 1), c’est également un membre actif dans la sélection d’écrivains et dans l’animation des tables rondes d’écrivains pour le festival Gutun Zuria de Bilbao. Il est réactif sur les réseaux sociaux (comptes Twitter et Facebook) et prolixe sur son blog littéraire (https://bsarasola.wordpress.com/). Chacune de ses activités est l’occasion pour l’auteur de faire parler de lui dans la sphère médiatique et sur le Web. L’auteur n’échappe pas au « phénomène médiatique qui atteint aujourd’hui l’écriture et la publication dans le champ littéraire européen ». (da Rocha Soares, 2011)

Pour les auteurs dont les droits d’auteurs de la vente de leurs livres ne permettent pas de vivre de leur plume[6], la démultiplication des activités est conditionnée par leurs situations financières. Contrairement aux pléthores d’auteurs français rentiers au XIXème siècle[7], la grande majorité des auteurs basques contemporains sont dans l’obligation de travailler pour gagner leur vie. En allant chercher d’autres scènes d’exposition et d’autres économies culturelles, « les auteurs court-circuitent celles de la littérature, monnayent leurs actions, ils conquièrent de l’indépendance et introduisent la question de l’argent dans un monde où la rétribution symbolique vaut souvent comme rétribution financière. (…) (Ruffel, 2010 : 68) La démultiplication des activités des auteurs nous rappelle qu’à l’heure de la culture industrielle, la création ne se fait plus selon un processus romantique.

Depuis trois décennies des travaux de plus en plus nombreux, à la confluence de l’économie, de la gestion et de la sociologie, se sont penchés sur les processus d’élaboration des produits culturels et ont contribué à détruire petit à petit cette vision romantique de la création. L’un des grands apports de ces travaux, regroupés sous l’appellation « approches institutionnelles de l’art », est d’avoir mis en évidence qu’un produit culturel était non pas uniquement le fruit du génie d’un auteur, mais un fruit d’une organisation socio-économique composée d’intervenants multiples, régie par des codes conventionnels et agitée de luttes intestines… (Paris, 2002)

Pour pallier aux faibles rentrées économiques générées par les droits d’auteurs, les créateurs peuvent compter sur les aides à l’écriture distribuées par les institutions publiques, sur les prix littéraires, sur les interventions dans les établissements scolaires ou universitaires, sur les invitations des festivals littéraires et sur toutes autres sources de financement extérieures au champ littéraire. Les métiers du journalisme demeurent avec ceux de l’enseignement, au Pays basque comme ailleurs[8], prisés par les auteurs. Des professions qui leur assurent des sources de revenus réguliers. Sources permettant la continuité plus ou moins assidue de leurs productions créatives. Des ressources financières qui entrent en jeu à l’heure de la revendication de l’autonomie de la littérature. Bernardo Atxaga relie ces deux variables en concevant la professionnalisation comme le meilleur moyen d'affirmer « l'autonomie de l'activité littéraire face à l'omniprésence du discours politique (toutes tendances confondues) qui se constitue autour de ce que l'on nomme déjà « le problème basque ». (Apalategi, 2001).

4. Atxaga et les nouveaux lieux de débordement de la littérature et de la poésie basque

Au Pays basque, plusieurs espaces culturels proposent de se transformer en lieux d’expérimentations pour la littérature hors du livre. Le théâtre Arriaga de Bilbao propose un cycle afin d’ouvrir ses portes à des spectacles alliant littérature et musique tout comme le Kafe antzokia de Bilbao dans le cadre de son cycle Eremuz Kanpoko Sotoa. Pour le poète performeur acteur Iñigo Astiz, il existe un petit circuit qui laisse place aux expérimentations intermédiales.

« Hiriz hiri zabaltzen joan diren literatur jaiadietako antolatzaileek oso harera ona egiten diete halako saioei, eta Bilboko Arriaga antzokian badago ziklo oso bat idazleen eta musikarien artean sortutako ikuskizunei eskainia. Horrez gainera, areto txikiagoetan ere antolatzaile sorta bat ezagutzen dut nik halako saioak antolatzeko desiotan egoten dena. » (Astiz, 2019)

[Les organisateurs ont vu d’un bon œil les festivals littéraires qui fleurissent de ville en ville et il existe au théâtre Arriaga de Bilbao un cycle entier consacré aux représentations d’auteurs accompagnés de musiciens. Je connais de plus quelques programmateurs de salles plus petites qui s’intéressent à ce registre] (Astiz, 2019, traduction libre, Eric Dicharry)

5. Les débordements hors du livre de Bernardo Atxaga

Dans le cycle littérature et musique en basque (Literatura eta Musika Euskaraz) du théâtre Arriaga de Bilbao (soutenu par la mairie de Bilbao), qui est selon les organisateurs, l’occasion de construire de nouveaux ponts et de nouvelles mélodies autour de la sortie d’un livre[9] Bernardo Atxaga fut l’un des plus prestigieux invité. Revenons un moment sur la biographie de Bernardo Atxaga. De son vrai nom, Joseba Irazu Garmendia, Atxaga est né en 1951 à Asteasu, petit village de moyenne montagne de la province de Guipuzcoa, au Pays Basque d'Espagne.

A l'époque où il commence à publier ses premiers écrits en euskara (1972), le régime franquiste en place interdit toute manifestation culturelle en langue basque. La prudence impose à beaucoup d'écrivains espagnols (non seulement basques) le choix d'un pseudonyme pour pouvoir publier leurs œuvres. Au milieu de l'effervescence idéologique qui s'étend à tous les secteurs de l'opposition au régime, la « littérature sociale » ou « engagée » vit ses heures de gloire. Mais, déjà, de nouvelles générations d'auteurs ayant eu accès à la « bibliothèque universelle » et s'en étant nourris viennent frapper à la porte. Des courants et des groupes littéraires se forment qui entendent délivrer la littérature de son asservissement militariste. Parmi ces derniers on trouve, au Pays Basque, le groupe Pott dont Atxaga est précisément l'un des fondateurs. Atxaga fait volontairement dérailler le train de la littérature basque de la voie toute tracée du réalisme ou de l'allégorie politique en y introduisant le surréalisme, l'oulipisme et autres courants avant-gardistes. Puis, délaissant la stratégie élitiste mise en œuvre jusque-là (à coup de manifestes et d'œuvres hermétiques), Atxaga se tourne au cours des années 80 vers la littérature pour enfants (seul véritable marché littéraire bascophone grâce à l'introduction de la langue basque dans le système éducatif de la Communauté Autonome Basque), genre moins prestigieux mais lui permettant de se professionnaliser. (Apalategi, 2001)

Sur la page internet du théâtre Arriaga nous pouvons lire ce bref texte de présentation:

« Idazleak hainbat gertaera hartuko ditu aintzakotzat, gehienak hurbiletik ezagututakoak eta bere memorian gelditutakoak hala nola hondarrak, edo “kondarrak”, ontzi batean. Presondegi batera egindako bisita izango da gai, kasu, edota baserri bateko sukaldean norbaitek kantatatutako sehaska kanta. »

[ L’auteur tiendra compte d’une série de faits, la plupart tirés de sa propre expérience et ancrées dans sa mémoire comme par exemple des résidus, des restes, des récits. Il sera question d’une visite en prison ou encore d’une berceuse chantée par quelqu’un dans une cuisine. ]

Nulle mention des musiciens qui accompagnent Atxaga dans cette performance. Le prix du spectacle est affiché sur la page du site internet du théâtre: 15 euros. Nous assistons bien à une spectacularisation de la littérature, à un débordement hors du livre, à une mise en scène de l’auteur dans un cadre exogène à celui de son univers privatif de création : domicile, bureau.

Parmi les écrivains deux camps se dessinent clairement. Ceux qui se prêtent aux jeux de la médiatisation et de la spectacularisation et ceux qui s’y refusent. Cette figure du retrait étant parfaitement incarnée par un auteur comme Henri Michaux qui n’avait de cesse de proclamer : « Ceux qui veulent me voir n’ont qu’à me lire, mon vrai visage est dans mes livres ». Sur la scène de la littérature internationale d’autres exemples (Elena Ferrante, Réjean Ducharme, Gabrielle Roy, Jacques Poulin, Joseph Andras,…) peuvent illustrer ce refus du jeu médiatique. Comme le précisait l’auteur Joseph Andras : « Un écrivain n’est pas une personne des médias, ce sont deux mondes totalement différents. » (Leroy, 2016) Pour ce qui est du monde de l’édition, les éditions de Minuit semblent prendre place à « contre-courant de ces phénomènes de mise en spectacle du littéraire. » (Meizoz, 2016). Le roman de Noëlle Revaz, L’Infini livre, propose une réflexion sur les dérives du tout spectacle auquel se risquent certains acteurs du champ littéraire, le littéraire finissant par totalement disparaître au seul profit du spectacle.

Le roman raconte un des aboutissements possibles des processus médiatiques en cours, à savoir une disparition totale de l’écrit au profit d’une seule entreprise de promotion qui repose sur des caractéristiques principalement sensorielles (la vue, le toucher) et non plus intellectuelles. (Quin, 2019)

En filigrane du rapport qu’entretiennent les écrivains avec les médias et la spectacularisation une série de questions se doit d’être posée. « Qu’advient-il de la littérature et de la parole face à l’omniprésence et à la domination de l’image ? Comment se positionne l’écrivain, l’intellectuel, dans un monde où l’image fait autorité ? » (Zekri, 2010) Des questions qui renvoient aux réflexions de l’écrivain Italo Calvino. « Si j’ai inclus la Visibilité dans ma liste des valeurs à préserver, c’est pour mettre en garde contre le danger que nous courons de perdre une faculté humaine fondamentale : celle de concevoir une vision nette les yeux fermés, de faire jaillir couleurs et formes de l’alignement de caractères alphabétiques noirs sur une page blanche, de penser par images. (Calvino, 1993 :103)

Dès 1950 Julien Gracq (1950, 1961), souligne les dangers des rapports sulfureux que peuvent entretenir la littérature avec la médiatisation et la spectacularisation. Le pamphlet La littérature à l’estomac attaque férocement les mœurs littéraires, le milieu littéraire, les prix littéraires, la course à la renommée, le souci de la carrière (qui a tout de celle du fonctionnaire). Gracq critique cette « institution » que représente la vie littéraire responsable de discours qui tiennent surtout du bavardage de café ou de salon, et du spectacle : « pour tout dire, on a rarement en France autant parlé de la littérature du moment, en même temps qu'on y a si peu cru. » (Gracq, 1961, 10) Si bien que l'écrivain qui réussit n'est pas celui qu'on lit, mais celui dont on parle, « au milieu d'une consommation sans mesure d'intelligence critique ». (idem : 50) Selon Gracq, dans cet air du temps et cette fabrique des modes et des vedettes, la critique éclairée se trouve contaminée, aliénée, par l'efficacité des nouvelles techniques médiatiques et des méthodes publicitaires, portées par un luxe de moyens mécaniques à la fois simplifiants et grossissants exigeant comme une preuve cette transmutation bizarre du qualitatif en quantitatif. Dans cette situation inédite qui tient à la fois du culte et d'une mise en scène « l'écrivain moderne est devenu une» « figure de l'actualité » prise dans les exigences de la vulgarisation du « bain de foule » (idem : 49).

Guy Debord théorisera le culte et la mise en scène dans son ouvrage référence « la société du spectacle ». L’incipit est programmatique : « toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles. » (Debord, 1967) Le spectacle –appareil de propagande de l'emprise du capital sur les vies– n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. Le concept de spectacle se réfère à un mode de reproduction de la société fondé sur la reproduction des marchandises, toujours plus nombreuses et toujours plus semblables dans leur variété. Debord prône une mise en acte de la conscience qu'on a de sa propre vie pour échapper à une illusoire « pseudo-vie » que nous impose la société capitaliste. L'auteur prolonge dans cet essai la critique du fétichisme de la marchandise que Marx développe dans Le Capital (Marx, 1867).

L’écrivain contemporain qui navigue hors du livre participe à la spectacularisation de la littérature et de la poésie et la « présentation de soi » peut être envisagée comme « un indice de positionnement dans le champ littéraire ». (Meizoz, 2018) Il s’agit d’observer les manières d’incarner le rôle d’écrivain pour les mettre en relation avec l’état du champ littéraire. Parler « d’activité littéraire », c’est désigner un champ de recherches qui s’étend au-delà de l’étude des textes, jusqu’à la présentation de soi des écrivains en situation publique. La littérature « en activité » (Meizoz, 2004, 2007, 2011) montre comment les processus de socialisation du discours (pragmatique de l’activité littéraire, redéfinition de l’auteur, dimension collective et positionnement de l’œuvre dans sa réception publique) créent une posture qu’il est absolument nécessaire de prendre en considération dans les études littéraires.

L’objet livre, lui-même tangible, est doublé par la présence réelle de l’auteur qui assume comme part de son métier de représenter son texte (lectures, présentations, rencontres). Ainsi, l’auteur engage son corps dans l’écriture mais également lorsqu’il décide de jouer le jeu médiatique hors le texte, il devient un acteur plus ou moins engagé dans le processus de médiatisation de son œuvre. Cette dernière est théâtralisée, incarnée dans le champ médiatique. L’ambivalence inhérente à l’agir littéraire, qui naît de la structure même du champ littéraire pour lequel le visuel ne constitue pas un critère de valeur, est ainsi révélée. Cette approche permet de dépasser le texte et ses lectures biographiques ou purement stylistiques afin de le replacer dans le cadre d’une activité, d’un échange dans l’espace public. (Quin, 2019)

A l’heure d’aborder l’analyse d’un auteur comme Bernardo Atxaga, cette manière d’appréhender l’activité littéraire reste particulièrement heuristique et opérationnelle parce qu’elle est l’occasion d'interroger le rôle de l’image et de la visibilité de l’auteur dans la réception publique à partir des images médiatiques créées par Bernardo Atxaga (attitudes, vêtements, apparences, gestuelle). Bernardo Atxaga est à l’origine de la construction d’un discours visuel qu’il propage dans la sphère médiatique. L’image joue donc un rôle important dans cette construction hors le texte mais ne peut être dissociée de l’engagement d’une parole, d’une voix.

Les mises en scène auctoriales constituent une sorte d’écriture seconde, située hors le texte, mais ancrée dans l’activité, dans l’agir littéraire. La mise en scène est véritablement intégrée à la notion d’œuvre et met à distance l’idée d’une création autonome, ne relevant d’aucun système et évoluant dans un monde qui lui est propre. (Quin, 2019)

Etre écrivain pour Atxaga, c’est adopter une posture, une manière de se présenter, une manière de s’exprimer et d’énoncer, une façon de connecter et d’articuler son image à ses textes, une façon aussi d’objectiver son propre parcours, sa carrière et sa profession. Etre écrivain signifie construire un discours gestuel et visuel et s’inscrire dans des lieux (espace public, librairies, radio, photographies, théâtres, musées) et dans des cadres d’une dramatisation qui voient la posture de l’écrivain se former. C’est choisir avec soin des vêtements, systématiser le port de la chemise et de la veste, évincer majoritairement celui de la cravate. C’est une coupe de cheveux laissée en bataille qui se refuse au peigne, poser devant les photographes en adoptant un sourire singulier : atxaguien.

L’air du visage de Bernardo Atxaga peut s’appréhender comme symptôme électif d’une valeur de vie singulière : « une image photographique qui concentre en un instantané la qualité de la traversée d’une vie. » (Dondero, 2014 : 10) L’air d’Atxaga est le « supplément intraitable » (Barthes, 1980) de son identité. Bernardo Atxaga travaille la visibilité de son adéquation avec son texte en recyclant un ensemble de codes.

L’époque où l’on lisait un auteur « à l’aveugle », sans connaître la structure « authentique » de ses traits, est révolue. Désormais la connaissance du visage peut précéder celle du texte, à tel point que l’époque contemporaine rend certains écrivains visibles sans qu’on ne les lise jamais. (…) L’omniprésence du visage photographié de l’écrivain, qui pourtant escorte les textes dont elle tisse subrepticement le filigrane, n’a eu d’égale que son absence de réelle prise en compte critique dans les histoires et les anthologies littéraires. Présent physiquement, mais ornemental et marginalisé, le portrait photographique y est rarement commenté, et lorsqu’il l’est, c’est en l’absence de toute réelle conscience de la façon dont il travaille le texte en profondeur et fait levier au cœur même de l’acte de lecture. Le portrait n’est pas un ornement, ni même une paraphrase de l’œuvre. En l’extrayant des marginalia dans lesquelles les histoires littéraires l’ont le plus souvent confiné, il est possible de le réinscrire au sein de l’herméneutique textuelle, d’en peser la valeur épistémologique dans la constitution du discours historique et critique. Plus encore, en déplaçant le foyer d’observation du lecteur à l’auteur, « l’envisageur » de littérature peut sonder ce que la genèse des textes doit, consciemment ou non, à cette image photographique dont l’écrivain est le coauteur : car il n’est nul(le) homme ou femme de lettres qui, face à l’objectif, n’appréhende la pesée du cliché sur sa réception, voire ne tente, faisant bonne ou géniale figure, d’influencer les arrêts de l’histoire. (Lavaud, 2014 : 2)

Le micro est l’emblème du basculement du monde graphique à celui de l’oralité. L’auteur n’est plus uniquement celui qui écrit mais également (et de plus en plus serions nous tenter de conclure après enquête), celui qui lit à voix haute, énonce un texte devant un public, prend la parole pour discourir dans des contextes différents : avec ses lecteurs lors de la signature d’ouvrages dans des librairies, au moment des entretiens avec la presse radiophonique ou audiovisuelle, dans des festivals de littérature, à l’occasion de tables rondes dans des salons du livre, lors de la remise de prix littéraires.

Bernardo Atxaga, "Zeruak", Donostia, 1995.
Photographie : https://www.atxaga.eus

6. Portraits photographiques et visibilité

Le site de l’auteur basque Bernardo Atxaga est une mine d’information pour une analyse de la littérature basque hors du livre. L’onglet « galerie de photographies » de la page d’accueil renvoie l’internaute à trente sept photographies. La majorité des photographies sont des portraits de l’auteur réalisés par différents photographes plus ou moins reconnus ainsi que par des proches de l’écrivain (sa fille, son épouse), à des époques différentes de la vie de l’auteur (Atxaga jeune, Atxaga dans la force de l’âge,…). Sur le site internet, huit photographes se sont pliés à l’exercice du genre portrait photographique d’Atxaga. Parmi ceux-ci citons les noms de Daniel Mordzinski (1960, Buenos Aires), Gorka Salmerón Murgiondo (Legazpi, Euskal Herria, 1969), Basso Cannarsa (Termoli, Italie, 1956), Dani Blanco, Carles Domenec, Asun Garikano (l’épouse de l’écrivain), Jone Irazu (la fille de l’écrivain) et Ernesto Valverde. Ce dernier étant l’entraîneur de l’équipe de football de Barcelone « Barça » et amateur de photographie.

Les formes de « visibilité » des artistes constituent désormais des « propriétés spécifiques de leur existence publique ». (Lavaud, 2014) Le portrait photographique est un « clou planté dans la mémoire » (Lavaud, 2014) de celui qui la regarde. Quand le photographe est renommé, son nom ne manque pas d’être mentionné. C’est le cas par exemple de la photographie du photographe argentin Daniel Mordzinski[10] surnommé le photographe des écrivains. Pour le chercheur qui prend comme objet les portraits photographiques des écrivains, il s’agit de rassembler une information aussi complète que possible sur les auteurs du portrait et les conditions qui l’ont rendu possible et/ou souhaitable, voire désirable.

Que sait-on, au moment précis (quand il l’est) du cliché a) du photographe ?, b) de l’écrivain ?, c) du portrait ? Une analyse de la trajectoire croisée des deux acteurs semble donc tout indiquée pour comprendre les conditions historiques de la réalisation du portrait. Non seulement en restituant leur trajectoire sociale et artistique et éventuellement leurs relations, mais aussi en prenant en compte le discours et l’imaginaire de et sur la photographie qui est le leur. (Bertrand, 2014 : 4)

Pour Atxaga, se faire photographier par Mordzinski, c’est avoir l’espoir de voir réapparaître la photographie dans des articles de presse, des ouvrages d’art ou des musées[11]. L’occasion de prolonger, une fois de plus, la vie de la littérature dans des contextes qui lui étaient à priori étrangers. Le photographe profite dans ce cadre de la notoriété de l’auteur et ce dernier de la notoriété du photographe[12]. Ce genre de photographies appartient au genre des photographies des personnalités et des célébrités, un genre ancré dans l’histoire de la photographie depuis ses débuts. Le fantasme : que la fréquentation des « célébrités » soit contagieuse[13].

Atxaga photographié par Mordzinski.
Photographie : https://www.atxaga.eus
 

Prise de parole de Bernardo Atxaga lors de la remise du prix Cesare Pavese.
Photographie : https://www.atxaga.eus
 

La galerie de photographie mise en ligne sur la toile par le site internet de l’auteur est l’occasion de présenter l’écrivain. Mais donner un portrait photographique à cet auteur, c’est définitivement « verrouiller le cran d’arrêt en rivant le texte à la fatalité d’un corps qui risque, du même coup, d’en limiter la ligne d’horizon, ou du moins, de « l’organiciser » quand il s’organise ailleurs, dans et par le langage. » (Lavaud, 2014 : 6) Pour le chercheur, elle est l’occasion d’une « confrontation expérimentale et spontanée aux photographies. » (Barthes, 1980) Pour l’éditeur du site internet comme pour l’auteur chaque choix est stratégique. Les gestionnaires du site auraient pu pour présenter l’écrivain en situation de dédicace, choisir comme illustration une photographie prise au Pays basque lors des multiples apparitions de l’auteur dans les librairies, festivals, etc. Tel n’a pas été le cas. Bernardo Atxaga est présenté sous la figure d’un auteur international. Il se plaît à se mettre en scène aux Etats-Unis, à San Francisco, en France, devant une librairie où figurent des panneaux publicitaires sortis pour promouvoir son ouvrage Obabakoak, à Londres lors du festival Royal Festival Hall, à Edinbourg lors d’une table ronde avec un large public ou encore lors d’une séance de dédicace.

Ce qui est visé : promouvoir l’image d’un auteur, non plus uniquement basque, mais international. Le portrait photographique relève d’un régime iconographique qui ajoute à la fonction identificatrice une dimension symbolique de reconnaissance inscrivant le sujet dans une « logique de légitimation icônisante. » (Bertrand, 2014 : 5) Le portrait photographique vise la légitimation en cherchant à définir Atxaga comme un écrivain international invité à travers le monde et dont les livres sont traduits dans plusieurs langues. Elle confirme l’intuition d’Ur Apalategi qui notait l’évolution de la définition que Bernardo Atxaga se donnait de lui-même avec une transformation de sa « proprioception positionnelle » (Apalategi, 2001). De simple auteur basque en début de parcours littéraire puis auteur de plein droit du champ littéraire espagnol par une écriture directe par sa prise en charge de la traduction de son œuvre du basque à l’espagnol, Atxaga s’invente au fur et à mesure de sa carrière comme auteur international universel. Cette auto-invention qui prend corps dans l’invention de la figure de l’auteur universel international est parallèle et concomitante à une dénonciation de la conception nationalitaire de la littérature. Son vœu le plus cher : s’inscrire dans l'Histoire de la Littérature Universelle.

Les acteurs de la vie littéraire basque commencent à comprendre, au moment de la publication du texte, que celui par qui le reclassement est arrivé mène en quelque sorte une double vie et risque par cette attitude de réduire à néant le gain symbolique collectif que sa consécration individuelle a supposé pour eux-mêmes. Le ressentiment et la jalousie s'installent au cœur de la relation qui unit Atxaga à son domaine littéraire originel. L'auteur déclare à plusieurs reprises, et dans divers médias, qu'il refuse de devenir un « écrivain national », qu'il ne se sent pas disposé à sacrifier son parcours individuel au profit d'une littérature basque ayant grandement besoin du capital symbolique que représente désormais l'écrivain internationalement consacré qu'il est devenu. (…) Atxaga refuse de se sentir lié de manière exclusive au domaine littéraire basque en vertu d'un supposé contrat moral tacite et on lui en tient rigueur. Il devine que la relation que l'organisation – la littérature basque – entend soudainement approfondir avec lui est intéressée. Le monde littéraire basque compte profiter de la position acquise par lui sur le marché espagnol afin d'assurer et de consolider son propre reclassement à l'intérieur de l'espace social basque. (…) Atxaga nourrit le secret espoir que s'il arrive à régler une fois pour toutes le problème de sa prétendue dette envers la littérature basque, il pourra s'intégrer pleinement à la vie littéraire espagnole ou internationale. (Apalategi, 2001)

Ur Apalategi exprime de manière limpide la difficulté pour Atxaga de réaliser son vœu : s’inscrire dans l'Histoire de la Littérature Universelle. Il informe sur la nature du malaise dans lequel Bernardo Atxaga est enfermé à l’heure de son basculement du statut d’auteur basque à celui d’auteur international. « D'un côté, le monde littéraire basque prétend faire de lui le héros et le héraut du reclassement collectif de l'institution, de l'autre le monde littéraire espagnol entend le confiner à ce rôle d'écrivain « national » qu'il abhorre. » (Apalategi, 2001) Un basculement conditionné à une dure réalité qui veut que la reconnaissance des capitales littéraires se fasse « au prix d'une extraordinaire annexion de l'œuvre excentrée aux intérêts centraux. » (Casanova, 1999 : 226)

Atxaga lors d’une séance de dédicace lors du festival du livre à Edinbourg en 2019.
Photographie : https://www.atxaga.eus

La page du site web de Bernardo Atxaga prolonge l’esprit de la page « photographie ». Onze nouvelles photographies sont proposées à l’internaute. Une nouvelle fois c’est l’ancrage international de l’auteur qui est souligné. Bernardo Atxaga apparaît en Allemagne, à Francfort puis en Catalogne lors d’une émission radiophonique. Une photographie prise à Ladakh avec un Indien présentant l’ouvrage Obabakoak est proposée. Ce qui est intéressant pour notre objet, c’est la présence de Bernardo Atxaga sur scène. Une nouvelle fois il choisit ses partenaires de pause. Pour ce qui est de la musique, il puise dans ses archives pour en retirer deux figures tutélaires de la musique basque : Ruper Ordorika eta Mikel Laboa. La présence d’Atxaga sur scène n’est pas une surprise pour ceux qui connaissent son œuvre puisque outre la publication de romans, d’essais, de contes, de livres pour la jeunesse et de poèmes (atxaga.eus), il est également l’auteur de textes repris par des chanteurs[14] dont Ruper Ordorika (Oñati, 1956) considéré comme l'un des grands rénovateurs de la chanson basque. Une nouvelle fois, le double débordement 1) de la littérature hors du livre et 2) de l’auteur hors du champ strictement littéraire est manifeste.

Atxaga sur scène avec Ordorika en 2000.
Photographie : https://www.atxaga.eus
 

Atxaga sur scène avec Mikel Laboa.
Photographie : https://www.atxaga.eus

7. Consommation de la célébrité

La problématique de la consommation n’excluant pas la célébrité, une analyse de la célébrité de Bernardo Atxaga sous l’angle des conduites marchandes serait tout à fait instructive. Une étude non réalisée à ce jour, sans doute en raison du fait que ce phénomène de la célébrité apparaît dans la pensée savante essentiellement sous l’angle « moral et politique de l’atteinte aux valeurs ». Or la célébrité engendre, à travers sa consommation, « une économie spécifique, liée aux médias, à la presse, à la publicité, au spectacle, à la sécurité, etc. » C’est donc selon ce double thème –la célébrité comme consommation, et la consommation comme consommation de la célébrité– que sont traitées les données empiriques disponibles sur cette question. » (Heinich, 2011).

Pour analyser la célébrité de Bernardo Atxaga sous l’angle des conduites marchandes, il faudrait que le monde académique puisse passer outre son inhibition à l’endroit de la dévalorisation de ce type de pratiques. Dans le cadre de cet article, l’analyse de la littérature hors du livre rejoint celle de la consommation de la célébrité lorsque le chercheur retrace la place du héros littéraire hors du livre tout autant dans ses manifestations matérielles (photographies, films, journaux, télévision, etc.) qu’immatérielles (présence). Une analyse qui ne pourrait se passer de revenir sur la dépendance des formes modernes de la célébrité envers les outils techniques de reproduction (l’édition du livre étant à ce sujet exemplaire), qui contribuent largement à expliquer le succès de cette nouvelle « culture de la célébrité ». (Heinich, 2011).

8. Ispilu ainguratua : poésie et architecture

En 2000, l’architecte biarrot Robert la Tour d’Affaure fait la connaissance de l’écrivain Bernardo Atxaga. Lors d’une séance de dédicace, il lui demande de réagir à son projet architectural baptisé Ispilu Ainguratua qui est une déclinaison d’un autre projet architectural Coup de dès (macle ternaire architectural éponyme bâti à Biarritz en 1998) et qui consiste en une adaptation du poème Un coup de dès jamais n’abolira le hasard de Stéphane Mallarmé. Il s’agit pour l’architecte de penser la traduction directe d’une poésie (Un coup de dès jamais n’abolira le hasard) en architecture (le projet Coup de dès).

Comme il nous le confiait lors d’un entretien: « J’avais à cœur d’introduire de la poésie dans l'architecture, soit par une traduction directe d'un poème en architecture (projet Coup de dès), soit par ce que pouvait susciter mon projet architectural chez un poète comme Bernardo Atxaga. Ce sont deux tentatives différentes de mêler poésie et architecture. » (la Tour d’Affaure, 2020) Bernardo Atxaga, confronté à la proposition architecturale Ispilu Ainguratua de Robert la Tour d’Affaure, rédige en guise de dédicace[15] le poème du même nom: Ispilu Ainguratua (Miroir Ancré).

“Ispilu
honetan
mila begi (1)
jarriko dira
eta mundua (2)”

1 Ispilu, beraiek ere…
2 Beste hainbat munduren ispilu…
 

Robert LA TOUR d’AFFAURE architecte, Ispilu Ainguratua (Miroir Ancré, Espejo Anclado), Paseo Nuevo, San Sebastian, 2001.
Vue de la dédicace de Bernardo ATXAGA gravée sur la grande porte arrondie d'entrée à pivot central. Photographie : © Anne GARDE. Fonds privé
 

Le poème Un coup de dès jamais n’abolira le hasard de Mallarmé qui a inspiré l’architecte biarrot se traduit en projet architectural (Robert la Tour d’Affaure, Coup de dès, Biarritz) et le projet architectural Ispilu Ainguratua (déclinaison de la proposition architecturale Coup de dès) devient source d’inspiration pour le poète Atxaga. Dans ce cadre, le poète (Mallarmé) et son poème Coup de dès influencent l’architecte (la Tour d’Affaure) dans ses productions (Coup de dès et Ispilu Ainguratua) qui influencent elles aussi, à leur tour et a posteriori, le poète (Atxaga) et son poème Ispilu Ainguratua. Par l’entremise de l’architecte, deux poèmes –Coup de dès et Ispilu Ainguratua– et deux poètes – Mallarmé et Atxaga– finissent par se rencontrer de manière fortuite et diachronique.

Le poème dédicace (Ispilu Ainguratua) est gravé en 2001 sur la grande porte miroir arrondie du monolithe oblique baptisé Ispilu Ainguratua sur le Paseo Nuevo à Saint-Sébastien face à l’océan. Il faut sans doute rechercher la motivation de Bernardo Atxaga à rédiger un tel poème dédicace dans sa marque de respect, de partage et de générosité qu’il entretient à l’endroit du lecteur, mais aussi, au-delà, dans le lien étroit et l’admiration sans faille que le poète écrivain basque a tout au long de sa vie entretenu à l’endroit d’un poète tel que Stéphane Mallarmé. Dans le texte intitulé Nire ibilera dela eta (Parce que c’est mon aventure) que publie Atxaga en 1997[16], il mentionne qu’il a rédigé son tout premier poème à l’âge de treize ans et que ce poème faisait usage de la rime -ix.

« Hamahiru urterekin, ordu arte ezagututako liburu, tebeo eta entziklopedia haien hizkuntza berbera erabiliz, nire aurreneko poema idatzi nuen, -ix errimaz baliatzen zena. Ez nion inori erakutsi, baina garbira pasa eta azal gogorreko koaderno batean geratu zen betiko. » (Atxaga, 1997 : 5)

Bien des années plus tard, il retrouva sous la plume de Mallarmé un travail poétique autour des mêmes rimes en -yx[17] qui lui faisait remonter en mémoire son tout premier poème (lui-même composé en rimes en -ix). Une homologie de bon augure selon les dires du poète.

Behin batean, inork gutxik maite duen leku batean nengoela, harlauza batetik paper bat jaso eta Mallarmék -ix hizkiekin egin zuen poema aurkitu nuen frantsesez kopiatu, eta – nire bizitzako lehen poema gogoan – egokiera harrigarri hura augurio on bat zela iruditu zitzaidan, hots, ezkutuko indarrek, edo Parnasako izpirituek, edo auskalo nork edo zerk, idazle izango nintzelako ziurtasuna eman nahi zaidatela. Hogei urte geroago, poz bat daukat : ahalegin guztiak egin ditudala augurioa bete zedin. (Atxaga, 1997 : 6)

Homologie fertile et partage d’une intimité inventive entre Mallarmé et Atxaga autour des poèmes aux rimes en -ix, deux «coups de dès» du destin dont l’architecte biarrot Robert la Tour d’Affaure pouvait à son tour bénéficier en se saisissant de la générosité d’Atxaga traduite par un poème dédicace. Poème intégré a posteriori dans son architecture. De la dalle (harlauza) du poème de Mallarmé ayant transitée par l’imaginaire d’Atxaga au poème dédicace Ispilu Ainguratua gravé, les échanges – intertextuels (du -ix mallarméen au -ix atxaguien) et les déplacements trans-matériaux (de la page du poème à la dalle harlauza, du livre dédicacé au miroir ispilu)– était bouclés.

L’analyse du processus de composition et de production du poème Ispilu Ainguratua et de la construction architecturale du même nom exprime une nouvelle fois la richesse des débordements possibles de la poésie hors du livre. Les exemples de déplacements par décontextualisation/recontextualisation (Dicharry) trouvent –avec le poème de Mallarmé qui s’inscrit sur une dalle funéraire pour devenir épitaphe[18], et avec celui du poème dédicace d’Atxaga qui se retrouve gravé sur une grande porte miroir arrondie dans la construction architecturale « Miroir Ancré »– une parfaite illustration. Deux exemples de poèmes dont le destin se situent hors du livre. Deux exemples qui pourraient servir de matrice à la rédaction d’un manifeste prônant la sortie de la poésie et son ancrage non plus dans les livres, miroirs et dalles funéraires mais dans la « vraie vie »[19].

9. Conclusion

Il serait erroné de laisser penser que Bernardo Atxaga est le seul auteur du système littéraire basque à pratiquer avec autant de réussite et d’assiduité les diverses déclinaisons offertes par la littérature hors du livre. Des auteurs (et autrices) comme Harkaitz Cano, Iñigo Astiz, Beñat Sarasola, Katixa Agirre, Leire Bilbao, Kirmen Uribe, et Itxaro Borda, pour ne citer qu’eux (et elles), excellent également dans l’exercice.

Kirmen Uribe (Ondarroa, 1970) n’a eu de cesse, au cours de son parcours bibliographique, depuis sa première publication, d’alterner romans et recueils de poésie. Il a eu maintes occasions de se produire sur scène, seul ou accompagné de musiciens, au Pays basque, en Europe mais aussi au Japon et aux Etats-Unis et ce avec le soutien indéfectible de l’Institut Etxepare qui a pour mission d’assurer la visibilité de la langue et de la culture basque sur la scène internationale.

Since 2010, we have been working to enhance the international presence and visibility of the Basque language and contemporary Basque creativity, to promote international cooperation and to foster exchange and communication between creators, professionals, stakeholders and public institutions. (Etxepare.eus)

Itxaro Borda (Bayonne, 1959) a pour sa part pu bénéficier de l’institutionnalisation non seulement de l’Institut Etxepare mais également de l’Institut Culturel Basque (Euskal Kultur Erakundea) en entretenant avec sa direction, depuis sa création en 1990, des relations amicales et privilégiées. Proximité qui explique la démultiplication de ses apparitions programmées et soutenues par l’ICB au cours des trois dernières décennies, à l’occasion de lectures publiques, tables rondes, conférences, concerts, expositions artistiques, festivals culturels… Soutiens sans faille qui ont joué un rôle majeur dans sa légitimité/visibilité non seulement en tant qu’auteur (autrice) mais également comme actrice culturelle devenue incontournable au Pays basque.

Les exemples précédant illustrent le rôle prépondérant que jouent les institutions culturelles dans la démultiplication des pratiques en lien avec la littérature hors du livre et dans l’accompagnement de certains auteurs et poètes sur le chemin de la reconnaissance et parfois même de la célébrité. Manières somme toute singulières d’envisager la littérature et la poésie qui ne sont pas exemptes de critiques.

Celles qui ne manquent pas de viser Bernardo Atxaga s’ancrent à la fois dans son non-engagement à la cause politique nationaliste (Apalategi, 2001, Sarasola, 2017, Bellelabeitia, 2016), mais également dans sa propension systématique à sortir hors du livre concomitante à une mise en scène de lui-même : sur son site internet, dans les médias, sur internet (centaines de liens et de vidéos), dans des lieux qui, à priori, n’appartiennent pas au champ littéraire (théâtre, scènes de concerts, musées, espaces publics,…). Omniprésence, exhibitions, mise en scènes, postures et débordements qui vont de pair avec une spectacularisation de la littérature qui ne manque pas de détracteurs (Gracq, Debord, Calvino, Revaz…).

Dans cet article nous avons pu révéler comment l’analyse de la présentation de soi d’un auteur comme Bernardo Atxaga en situation publique couplée à l’analyse des processus de socialisation du discours (pragmatique de l’activité littéraire, redéfinition de l’auteur, dimension collective et positionnement de l’œuvre dans sa réception publique) s’avère prolixe en enseignements. L’article a de plus permis de mettre au jour l’existence de tout un dispositif physique du littéraire, qui recourt à l’engagement du corps et de la voix de l’auteur dans le mécanisme médiatique et commercial. Il envisage de penser la littérature « en personne » (Meizoz, 2016), c’est-à-dire incarnée par un corps et une voix. Il ouvre un dialogue possible entre l'énoncé littéraire et son épitexte.

Ces présentations –Atxaga sur scène avec des chanteurs, Atxaga présent à l’occasion de salons et de festivals littéraires au Pays basque et à travers le monde pour des séances de dédicaces et des participations à des tables rondes, Atxaga participant à des émissions radiophoniques et télévisées, Atxaga offrant des lectures et effectuant des prises de parole lors de remises de prix littéraires[20], Atxaga posant lors de séances avec des photographes plus ou moins reconnus sur la scène internationale, Atxaga présent et œuvrant dans des théâtres, des médiathèques, des universités, des écoles et des centres culturels, Atxaga inaugurant le 16 septembre 2011 le premier département d’études de la culture et de la linguistique basque (département qui porte son nom) au sein de l’Université publique de New York, poème d’Atxaga repris et gravé sur le miroir d’une construction architecturale– nous ont permis d'interroger le rôle de l’image et de la visibilité de l’auteur dans la réception publique et ont confirmé notre intuition initiale: Bernardo Atxaga est bien le parangon de la littérature basque hors du livre.

Atxaga qui en 2019 annonçait publiquement que son dernier roman, Etxeak eta hilobiak publié chez l’éditeur Pamiela serait son dernier roman pourra se rassurer sur la perpétuation de son œuvre qui pourrait se passer de toute nouvelle publication compte tenu de l’effectivité du nouveau paradigme contemporain qui veut que le déplacement des frontières entre l’œuvre et la personne est de mise et où pour faire œuvre le créateur n’a plus besoin d’œuvrer mais de seulement assurer sa présence. Un paradigme qui tend à faire coïncider la simple présence du créateur avec l’œuvre elle-même (Abramovic, 2010). Privé de nouveau roman, l’adorateur d’Atxaga pourra se consoler s’il considère que ce dernier est parvenu à faire de lui-même une œuvre d’art selon la démarche de « l’esthétique de l’existence » chère à Michel Foucault (Nègre, 1996 ; Foucault, 1981, 1983 et 1984). Ce que l’admirateur aurait devant les yeux ce ne serait plus dès lors un nouveau roman ou une suite de romans, mais un roman total, l’homme devenu œuvre: ATXAGA.

10. Bibliograhie

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[1] Ez Dok Amairu est le nom d'un mouvement culturel avant-gardiste qui entre 1966 et 1972 s'est employé à se réapproprier la culture basque pour la rénover. Composé de chanteurs et d'écrivains basques, il regroupe également d'autres disciplines. La chanson constituait un moyen de diffuser des messages nouveaux d'espoir, de justice, de paix et de liberté. Il s'agissait ainsi de dénoncer des injustices, créer une nouvelle identité et une conscience de peuple, transmettre de l'espoir et rapprocher le peuple de la littérature. Au caractère culturel s'ajoute également un caractère politique et social en pleine période franquiste, coïncidant avec d'autres mouvements similaires en Espagne, comme Els Setze Jutges en Catalogne ou le Manifiesto Canción del Sur, en Andalousie. Le nom du mouvement fut proposé par Jorge Oteiza en 1965, basé sur un conte populaire basque San Martinen estutasuna (le sort de Saint Martin), recueilli par Resurrección María de Azkue, et qui s'achevait sur la phrase « Ez dok amairu » (traduction littérale « Il n'y a pas treize ») qui signifie « il n'y a pas de malédiction », la malédiction du treize est rompue. L'objectif d'Oteiza était de réunir toutes les disciplines afin de se réapproprier la culture basque. Le groupe se dissout en 1972, à la fin de la dictature franquiste. Depuis, plusieurs membres du groupe ont suivi leur propre chemin et sont devenus des références au sein de la musique et de la culture basque. Parmi les membres de ce groupe nous pouvons citer : Benito Lertxundi, Jexux Artze, Jorge Oteiza, Jose Angel Irigarai, Jose Anton Artze, Julen Lekuona, Lourdes Iriondo, Mikel Laboa, Nestor Basterretxea et Xabier Lete.

[2] Joxean Artze (1939-2018) est un poète, écrivain, musicien et joueur de l’instrument de musique txalaparta. Membre du groupe Ez Dok Amairu c’est une figure centrale de la littérature et de la poésie basque. Dans les années 1970 il imagina avec son frère Jexux et Mikel Laboa un spectacle multimedia avant-gardiste composé de sons, de poèmes, d’images et de danse. En 2016, le Musée San Telmo de Saint-Sébastien rendait hommage à Artze en proposant une installation et une création audiovisuelle dans laquelle les images et les sons incitaient le spectateur à vivre la création Ikimilikiliklik comme un voyage à travers l'univers poétique et sonore du génie d’Usurbil, JA Artze, comme une expérience sensorielle qui dure dans la mémoire.

[3] Après avoir vécu en Angleterre pendant quelques années, Joxean Artze publie Isturitzetik Tolosan barru, un recueil de poèmes accompagné d’un disque dans lequel certains des poèmes du livre sont récités. Ce travail innovant a été un choc pour la scène culturelle basque. Ce recueil de poèmes est influencé par la poésie spatiale et la poésie concrète et les références à la pensée de Jorge Oteiza est indéniable. Son deuxième livre, Laino guztien azpitik est accompagné de dessins de José Luis Zumeta et contient le poème Ikimilikiliklik. Dans ce travail, il se penche sur la poésie expérimentale, créant des poèmes qui doivent être lus réfléchis dans un miroir, d'autres composés uniquement de chiffres ou de poèmes onomatopées.

[4] Beñat Sarasola a commencé par publier deux recueils de poésie (Sarasola, 2007, 2009) avant de se lancer grâce à une bourse d’écriture du gouvernement basque dans l’écriture d’un roman (Sarasola, 2019).

[5] Beñat Sarasola travaille pour la maison d’édition Susa où il s’occupe des cahiers du monde (Munduko Poesia Kaierrak).

[6] Mais quels sont parmi les auteurs basques qui peuvent se targuer de pouvoir vivre uniquement de leur production littéraire ? Une étude qui éclairerait ce sujet serait la bienvenue.

[7] Il serait intéressant d’analyser les conséquences de la disparition des rentes dans la première moitié du XXème siècle et son impact sur la production littéraire. Comme le souligne l’économiste Thomas Piketty, « le changement majeur du XXe siècle, c'est la disparition des rentiers. On est passé d'une société où les hauts revenus provenaient principalement du capital, au début du XXe siècle, à une société où, à l'heure actuelle, les hauts revenus proviennent plutôt du travail » (Piketty, 2003).

[8] Antoine Compagnon évoque cette question des ressources des auteurs dans son cours au Collège de France consacré à la création littéraire. Cours dans lesquels il mentionne le recours au journalisme pour bon nombres d’auteurs français.

[9] Bernardo Atxaga n’est pas le seul bien sûr à être programmé dans le cadre de ce cycle. Autre exemple : 13 mai 2019 l’auteur Miren Agur Meabe et le musicien Asier Beramendi Eraul pour une lecture musicale. de Miren Agur Meabe Hezurren erretura et du nouveau disque du musicien guitariste Asier Beramendi Eraul Iraultza eta Burgoña. Spectacle assuré également par la participation d’autres musiciens : Bustos au violoncelle, Ilargi Agirre à la batterie et Mikel Agirrezabalaga au clavier.

[10] Daniel Mordzinski travaille depuis plus de trente ans dans la construction d’un « atlas humain » de la littérature ibéro-américaine. Cet artiste franco-argentin, ancré à Paris, a réalisé les portraits des protagonistes les plus éminents du monde des lettres hispaniques et il est devenu le meilleur complice de trois générations d’écrivains. Il est le photographe de nombreuses rencontres littéraires internationales.

[11] Daniel Mordzinski a collaboré à la réalisation de plusieurs expositions de son travail dans de nombreux musées principalement en Europe et en amérique du sud.

[12] Comme le note Nathalie Heinich : « L’invention puis l’utilisation à grande échelle du portrait photographique ont profondément bouleversé les modalités traditionnelles de la célébrité. (…) la photographie permettant à des foules innombrables de « reconnaître » un individu singulier en mettant, comme on dit, « un nom sur un visage ». Ainsi se forment conjointement des communautés d’admiration potentiellement immenses, et des objets d’admiration d’autant plus singularisés et valorisés qu’ils sont largement reconnus. Grâce à cette nouvelle mise en visibilité de la célébrité se crée dès le début du XXe siècle ce qu’on appellera le « culte des vedettes », dont la nouveauté dans l’histoire de notre culture se mesure notamment à l’abondance des néologismes utilisés à son propos : « stars » et « vedettes », « monstres sacrés » et people, glamour et « vedettariat », « fans » et « groupies », etc. » (Heinich, 2011)

[13] Ceci explique sans doute la frénésie qui accompagne chaque sortie publique des célébrités et Atxaga n’échappe pas à cette règle. Chacune de ses sorties devenant une sorte de mini évènement où chacun se presse (à part bien sûr ses détracteurs) afin de pouvoir revenir dans son intimité qui avec une dédicace d’ouvrage, qui avec une photographie où figure la personnalité. Mathieu Lindon, le fils de l’éditeur Jérôme Lindon évoque dans son ouvrage Ce qu’aimer veut dire les avantages substanciels de la fréquentation des grands hommes. L’ouvrage revient sur la relation intime qu’il a entretenu avec Michel Foucault.

[14] Parmi ce répertoire mentionnons ici le texte devenu chanson Herdoilarena (qui peut se traduire par rouillé). La chanson est disponible au lien suivant: https://www.youtube.com/watch?v=FVx1q8acJ0o. En plus de ses propres compositions, il met en musique et interprète des textes des grands poètes du Pays basque dont ceux de Bernardo Atxaga. Outre Ruper Ordorika le chanteur Jabier Muguruza est lui aussi un habitué des collaborations avec Atxaga. Le récit Paradisua eta katuak, en est un bon exemple. Composé de contes, de poèmes, de passages comiques et de réflexions le livre est accompagné à sa sortie d’un DVD. Cet ouvrage est un bon exemple de littérature hors du livre puisqu’il a donné lieu à un spectacle donné au Club Victoria Eugenia de Saint-Sébastien le 3 septembre 2012. Atxaga accède de la sorte à la scène par l’entremise de Jabier Muguruza.

[15] Traduction du poème de Bernardo Atxaga Ispilu Ainguratua (Miroir ancré) :

“Sur ce miroir
mille yeux (1)
se poseront
(et le monde) (2)”

1 des miroirs eux aussi…
2 le miroir de tant d’autres mondes…

[16] Texte publié dans l’ouvrage rédigé par Mari Jose Olaziregi : Bernardo Atxagaren irakurlea (Le lecteur de Bernardo Atxaga).

[17] Bernardo Atxaga évoque très semblablement les sonnets en yx (Ettlin, 2016) de Mallarmé.

Ses purs ongles très-haut dédiant leur onyx,
L'Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore

Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d'inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s'honore.)

Mais proche la croisée au nord vacante, un or
Agonise selon peut-être le décor
Des licornes ruant du feu contre une nixe,

Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l'oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor.

[18] Atxaga précisant que c’est dans un endroit peu apprécié qu’il a été confronté au poème de Mallarmé, “inork gutxik maite duen leku batean nengoela” nous pouvons en déduire qu’il s’agit d’un cimetière et que le terme harlauza désigne la dalle funéraire. C’est ce qui nous fait penser que le texte de Mallarmé a été utilisé comme épitaphe.

[19] Expression “vraie vie” n’étant pas dénuée d’ambiguïté car comme le souligne Max Bilen (1989), pour Virginia Woolf comme pour Kafka la “vraie vie” est bien plus contenue dans la littérature que dans la vie réelle.

[20] Mari Jose Olaziregi (1997) a fait la liste des prix littéraires obtenus par Bernardo Atxaga jusqu’à la date de la publication de son ouvrage. Une liste qui comprend pas mois de vingt deux prix littéraires plus ou moins prestigieux depuis le debut de la carrière de l’écrivain et ce jusqu’en 1997. L’auteur qui a réalisé sa thèse sur l’écrivain (Olaziregi, 1997) mentionne également l’impressionante liste des articles publiés par la presse basque, espagnole et internationnale relative aux publications de l’écrivain basque ainsi qu’une bibliographie détaillée des travaux universitaires consacrés à l’auteur.