Vincent Ducourau: "L'envie de raconter que les choses du passé continuent à exister fortement, à être vivantes. Elles ne sont jamais exclues du présent, c'est une conviction et un intérêt déterminant pour moi, je n'éprouve ni lassitude ni nostalgie face aux choses anciennes"

2000-10-06

HONTAAS, Sophie

Elkarrizketa: Vincent Ducourau Vincent Ducourau, directeur du musée Bonnat "l'envie de raconter que les choses du passé continuent à exister fortement, à être vivantes. Elles ne sont jamais exclues du présent, c'est une conviction et un intérêt déterminant pour moi, je n'éprouve ni lassitude ni nostalgie face aux choses anciennes" * Traduction au français du original en basque Sophie Hontaas Situé au cour de Bayonne, dans un bâtiment datant de la fin du XIXe, le musée Bonnat offre au public une très belle collection d'ouvres d'art, tableaux, sculptures et objets, dont une grande partie provient d'un artiste, Léon Bonnat, amateur éclairé qui collectionna entre 1880 à 1900 : Rubens, Le Greco, Degas, Titien, Raphaël, Watteau. auxquels s'ajoutent Ingres, Vinci, Michel Ange, Murillo, Goya, Rembrandt, Fragonard, David, Géricault, Delacroix. Dernièrement enrichi par le legs de Jacques Petithory, le musée Bonnat peut prétendre rivaliser avec les grands musées français, et son cabinet de dessin est de réputation internationale. Pour parcourir ces collections, apprécier ce musée spécialisé en portraits et tourné vers la peinture espagnole, appréhender l'importance des beaux arts dans la formation du jeune public, comprendre les bouleversements qui sont apparus depuis 25 ans, nous éclairer sur l'intervention de Jorge Semprun l'été dernier un nouvel accrochage des tableaux associé à un argumentaire, Vincent Ducourau, conservateur du musée, a accepté de nous recevoir et de nous éclairer de sa vision des lieux. Des affinités artistiques qui mènent au patrimoine Comment vient on à embrasser le métier de conservateur? Au départ j'avais une passion pour tout ce qui est artistique, plutôt pour la création que pour le patrimoine. À Paris, j'ai participé à certaines activités artistiques dans le domaine de la musique et du théâtre, et puis j'ai découvert tout cet aspect patrimonial, qui, il y a 20 ou 30 ans, n'était pas développé comme il l'est maintenant. Je crois que le lieu d'étudeprovoque des opportunités, et que l'étude de l'histoire de l'art mène à certaines choses... l'envie au départ d'être un narrateur, un journaliste comme vous, l'envie de raconter que les choses du passé continuent à exister fortement, à être vivantes. Elles ne sont jamais exclues du présent, c'est une conviction et un intérêt déterminant pour moi, je n'éprouve ni lassitude ni nostalgie face aux choses anciennes. Au contraire, je crois qu'une pulsion continue à les alimenter. Parfois, j'ai des plaisirs dans des choses très anodines : un cadre, un verso de tableau, lorsque le coté artistique et artisanal qui se mêlent. J'aime trouver les significations, savoir pourquoi elles me touchent comme cela. Oui les faire vivre. Absolument quel sens peuvent elles avoir aujourd'hui. Eclairer notre société? Oui complétement, vous savez, on devient spécialiste de son propre musée. Ici c'est un musée de portraits, regardez le nombre de regards, de douceur, de subtilité parfois de férocité. Je pense que petit à petit, le musée, les ouvres m'ont façonné, dirigé vers des centres d'intérêts. Les ouvres dans leur dimension sont inépuisables, c'est pour cela qu'on les appelle ouvres d'art et je vérifie sur moi et sur le public qu'il n'y a pas de lassitude. Les tableaux les plus controversés évoluent dans l'esprit des gens. Par exemple il y a une ouvre ici qu'on n'avait jamais montré, un tableau très pompier d'un certain Saint Germier "La Navaja" au sens de cet immense couteau, une transposition en peinture du Carmen de Théophile Gautier, un tableau que Jorge Semprun a ressorti l'été dernier parce qu'il parlait de l'Espagne. Et bien ce tableau enthousiasme le public ! Cela me remet en cause, moi qui ne l'avais jamais sorti. Le regard du public répond à d'autres critères que les miens, l'histoire de l'art : une certaine atmosphère de violence, comme dans le Guernica de Picasso. C'était d'ailleurs au moment des événements du Kosovo. Une actualité de village bombardé. Absolument, ce quime fait dire que nous avons des critères qui ne sont pas suffisants. Cela me fait beaucoup réfléchir sur la manière qu'ont les ouvres d'art à vivre en fonction des périodes. Imprimer sa marque Il faut expliquer l'importance de la marque qu'un conservateur peut imprimer au musée qu'il dirige, quels ont été et sont vos choix? Il y a 25 ans que je suis là. Cela paraît tellement loin, le musée était dans sa formule fin XIXe début XXe siècle, bousculé par l'intrusion d'une bibliothèque municipale. L'enveloppe était telle qu'elle se présente aujourd'hui, mais les ouvres avaient été un peu enfouies, même si elles restaient intactes, du fait aussi du testament de Léon Bonnat qui interdit que les ouvres sortent du musée. On parle de donation ou de legs dans ces cas là? Oui c'est un legs, une collection nationale avec cette clause testamentaire.En plein XXe siècle, c'était encore très XIXe, un musée très assoupi: les ouvres ne pouvant sortir elles n'étaient pas valorisées à l'extérieur. Mais en s'en approchant, on se rendait compte que ce n'était pas que cela, plutôt un musée de grand collectionner, de peintre du XIXe. Bonnat a collectionné beaucoup de dessins, des esquisses, tout un côté vivant en permanence, matière à réflexion, matière à étude pour lui même. En mars 1977, la rénovation du musée est décidée par la ville avec l'aide de l'Etat : on se rend compte qu'il y a lieu de faire quelque chose d'important, une restructuration. Nous sommes dans une embellie des musées que l'on refait, dans des bâtiments au goût du jour avec des techniques d'accrochage chronologique : on part des Antiquités et l'on finit au XIXe.. Le musée réouvre en 1979 et cela fonctionne très bien car c'était l'accroche la plus facile. Les ouvres étaient vues mais sous le biais de l'histoire. Une manière très pédagogique, didactique en fait? Voilà: si je parle de Bonnat, j'en profite pour parler de Jules Ferry. Les musées se sont rafraîchis mais sans réflexion sur leurs fonctions. Il fallait que certainespersonnes orchestrent pour les autres un éblouissement. C'est comme si on vous faisait rentrer dans la salle du banquet quand le couvert est mis, mais vous n' êtes pas invité vraiment à goûter. Et puis peu à peu, dans les salles, on voit le regard des gens qui évolue, leur tendance à être critique et l'envie de dire : et si on les changeait de place, si on m'en montrait d'autres, à côté pour les faire rebondir. Les Rubens qu'on me montre ont ils besoin d'être dans des salles sacralisées, les Bonnat qu'on ne me montre pas sont ils aussi nuls ? Cela chamboule les idées reçues. Oui, mais il faut le vérifier. On se rend compte des regards des gens qui vont dans les réserves. Les scolaires par exemple, ont envie de tableaux que je ne montre pas, alors. On se dit l'idéal c'est de tout chambouler, mais ce n'est pas évident de dire cela à une municipalité qui a un musée qui marche. Alors, le nom de Semprun, sa personnalité étaient assez judicieuses pour tenter l'aventure. Avec Jorge Semprun, un nouveau regard sur les ouvres Qu'elle est la petite histoire de la venue de Jorge Semprun? C'est quelqu'un qui me fascinait, j'aimais bien ce regard de sagesse qu'il avait, dans ses livres, ce regard d'un individu qui a traversé le siècle. J'ai toujours été frappé de voir comment il pouvait dire un mot sur tout, en s'alimentant de tout pour parler lui même. Je lui ai écrit pour lui proposer cette opération. Je savais qu'il connaissait le musée, que Bayonne était une ville qui l'intéressait au nom de son parcours personnel: l'exil et la clandestinité, il les a connues ici, dans sa jeunesse. Ensuite il s'est rendu compte que Bonnat avait été formé à Madrid, qu'il y a ici un rapport très fort à l'Espagne. Il va répondre plus que ce que je ne l'attendais et que je pouvais l'imaginer. Il n'a pas le discours de l'historien, mais celui du petit choc en passant, du clin d'oil, il est captivé par certaines choses. Il n'a pas d'angoisse de connaître ou de ne pas connaître. Il continue à venirici, à raconter la vie, le monde c'est exactement ce dont j'avais envie. Le musée reste simple, il n'y a pas de grands tableaux qui raconteraient Bayonne. Il raconte l'histoire de l'art, on est dans la manière où Bonnat regardait ces ouvres, dans son atelier, posées par terre, il "pompait" dessus, lui le peintre académique. On ne reçoit pas tous les autocaristes venant de Lourdes ou allant au musée de la mer de Biarritz. Il est dans l'itinéraire de visiteurs qui savent que ce n'est pas un musée très facile. Mais un musée avec une atmosphère pas trop importante, d'images qui ne sont pas dans la tête de tout le monde mais qui ne sont pas d'une immense nouveauté non plus. Donc Semprun n'avait pas d'interdit dans le musée. Il développe un argument: en bas l'exil avec des tableaux espagnols de Goya, Murillo. Napoléon ne veut pas dire la même chose pour lui que pour nous. Au premier étage, il propose le travail de Bonnat : Madrid, les portraits bourgeois, la transformation, les références à Madame Verduren. un côté littéraire des salons. Au dernier ét age l'attirance du Sud, le regard des peintres français sur l'Espagne, le rapport avec l'espagnolade, le coup de poignard. Moi je dis toujours que ce que Semprun a fait d'autres l'auraient fait, différemment. C'est un prétexte à sortir beaucoup d'ouvres, à chambouler nos salles sacralisées, à aligner nos tableaux sur les murs et à en mettre un maximum, pour modifier le regard du conservateur trop propriétaire de ce musée. Je sentais bien que j'arrivais à des limites. Cela a été un déclenchement. Par exemple, pour la salle des nus, on a ressorti des tableaux pas du tout intéressants, alors la question est: est ce qu'ils affaiblissent ou renforcent les autres? Devant les tableaux, certaines personnes sont agacées, ont l'impression qu'on a voulu retrouver des accrochages XIXe, là on se fait avoir. D'autres plus jeunes souvent, se fendent la pêche devant les tableaux, ont des jugements à l'emporte pièce, font des choix. tout cequi est dit l'est certes au premier degré, mais c'est aussi un regard sur une ouvre. Il y a beaucoup plus de liberté devant ce type d'accrochage, il y a aussi beaucoup plus d'inintérêt aussi, mais on zappe quand cela ne nous plait pas. On rompt avec une certaine logique de l'accrochage chronologique, avec l'évolution des techniques de peinture et des goûts en fonction des époques. les mélanger procure une autre vision? Oui on se rend compte de la force d'un Géricault à côté d'un autre : pourquoi est il fort? Il y a tout le mystère d'une ouvre, les gens sont interpellés par des tableaux. chacun peut les découvrir. Et c'est vrai ce que vous dites, avec cet accrochage chronologique on avait l'impression que c'est en final que cela devrait être le mieux. et à la fin on n'en pas si sûr, alors que cela devrait être forcement mieux. Les ouvres d'art vont à la rencontre des écoliers On entend aujourd'hui des scolaires, comment le musée s'intéresse t il aux jeunes? J'aime cette atmosphère de piscine ici, de gazouillis, mais on évolue aussi là dessus. Un temps on avait un super service éducatif avec des verrières, un lieu, des ateliers jusqu'il y a 3/4 ans. Le manque de place pour le technique a empiété sur cela, mais ce n'est pas tellement la raison. Je trouvais qu'il avait mieux à faire que de recevoir les groupes scolaires au musée. Le regard des enfants a beaucoup évolué. Quand ils rentrent au musée, c'est le côté palais, où tout est un peu impressionnant, qui les séduit. Or les enfants d'aujourd'hui peuvent avoir des fascinations multiples sans que nous jouions aussi sur ce registre. Depuis deux ans, nous allons dans les classes avec le camion du musée qui amène des grands tableaux dans leur caisse avec tout un cérémonial. Le tableau reste à l'école, dans la classe. Donc ce sont les ouvres et les artistes qui font au devant des enfants et non l'inverse. Voilà, on a assisté à des chocs très forts car tout cela est inhabituel, mais concerne des choses physiques. On expliquel'aspect mystérieux : cela n'est rien en terme de matière première et pourtant cela vaut cher, j'aime bien aussi parler de cela. J'aimerais qu'on aille encore plus loin, que l'on se familiarise avec le tableau pour les mathématiques, je pense aux primaires.et les formes géométriques sont faciles à décrypter. Le tableau peut être un référent très fort dans son côté inhabituel. Oui, dans une société où l'on a beaucoup de référents à l'image, pas forcément concrète comme un tableau présent physiquement, sa présence n'est pas neutre. C'est aussi fort qu'une vache à l'étable ! On a un projet d'extension dans une école à côté qui jouxte le musée. Le transfert de l'école ailleurs ne m'intéresse pas. Je réfléchis à quelque chose qui laisserait l'école là, car finalement le problème d'espace concerne surtout les réserves. L'Education Nationale se rend compte que c'est lourd de faire sortir les élèves et le musée sera de moins en moins la sortie privilégiée. C'est une autre manière de ne pas oublier les arts plastiques dans la formation. Ce projet ne peut être réfléchi par le musée seul. Parallèlement, en septembre, des adultes en formation ANPE vont passer plusieurs semaines dans le musée pour réaliser à partir des ouvres une expo avec un argument qu'ils auront réfléchi. Ils choisiront tout ce qu'ils veulent pour raconter des choses aux autres. Les partenaires sont l'ANPE, la SVO, les centres de formation de l'Education Nationale, les MVC, il est prévu trois sessions en 2001. Le contemporain au Carré Bonnat et les concerts Comment fonctionne le Carré Bonnat? Comme un prolongement naturel du musée car en fait les collections s'arrêtaient au XIXe siècle et que l'on en ne va pas combler le trou d'un siècle. Mais il y a suffisamment de lieux pour aller les voir. Le Carré est un espace très clinique, des années 90, qui fonctionne avec les moyens du musée, avec une programmation de 6/7 expositions dans l'année, qui fait la part belle aux jeunes artistes et à ceux qui travaillentdans la région. On sort toujours une expo d'envergure avec comme partenaires les Frac, les centres d'art. Ouvre fin juillet une expo de deux artistes des Landes sur le thème du paysage. Christophe Doucet et Stéphane Hazera. Le lieu ne se prête pas à un accrochage d'un ensemble des ouvres d'un artiste, il faut un argument, même pour les grands artistes qui conçoivent quelque chose de particulier pour le lieu, et cela se ressent. Ce n'est pas une galerie. Et puis des artistes mécènes offrent dans ces lieux un concert et avec cela on achète des ouvres. On n'a pas de prétention en matière contemporaine de constituer une collection, mais il faut présenter quelques petits tableaux bien choisis. Comment se passent les acquisitions? Des opportunités, des artistes qui proposent des choses fortes, mais on a dû faire 5 ou 6 acquisitions depuis que les concerts existent. Il est aussi important de prendre du plaisir à ces concerts de 180 personnes dans les galeries, d'entendre de la musique de chambre, des trios. Plus personne n'organise ce type de concert et les musiciens aiment qu'on leur demande un programme autour de l'attirance du Sud: mélodies ibériques, Ravel, des hommages. Vous fonctionnez en direct avec eux? Oui, la direction des affaires culturelles nous laisse une autonomie dans le fonctionnement du musée. Nous proposons des choses et l'on répond aussi à des choses souhaitées. D'ailleurs la direction des affaires culturelle ne date que de huit mois, et s'avérait obligée pour une certaine coordination. Les échanges avec les musées du Pays Basque Sud Pour terminer, parlons des échanges avec le Sud. On n'arrête pas de se rencontrer, de se dire qu'on va faire des choses ensemble, cela reste dans le domaine des envies de réalisations qui n'ont pas l'envergure que l'on rêverait. Les propositions des uns ne vont pas avec celles des autres. Pourtant on s'entend bien, mais leurs structures administratives ne sont pas simples, par exemple dans le cadre du jumelage Bayonne/Pampelune,présente ici et nous là bas, le musée de Navarre dépend du gouvernement autonome et non des municipalités, donc les réseaux sont différents. Notre interlocuteur serait naturellement San Sébastien, mais ils sont dans une situation de musée en travaux tout le temps, c'est un peu lourd. On a fait des échanges, ils ont invité des artistes contemporains qu'on avait invités.et puis aussi de nos choix. Nous faisons beaucoup avec le musée des beaux arts de Bilbao, avec leurs artistes Arteta ou Zuluaga des années 20/30. Et puis il y a ce délire Guggenheim, nous ne sommes plus un interlocuteur de poids. Il faudra attendre que cet effet retombe. Ils sont dans une embellie internationale. Des projets pour conclure? Avec San Sebastien ou Bilbao, ils ont envie de nous montrer des choses de leurs propres fonds. Je préfère développer ce concept de musée intimiste plutôt que de m'engouffrer dans ces grandes expositions. N'oublions pas que nous sommes dans une ville de 40 000 habitants. Il y a eu une grande exposition Picasso pour le centenaire des arènes en 1993, c'était très existant, mais cela retombe. Et puis on relègue le reste dans les réserves. Il faut aussi mettre en valeur le patrimoine de la ville. On a plaisir à s'attraper un Michel Ange en passant ici, j'aime aussi les classeurs présents qui permettent aux gens de faire des commentaires sur les ouvres. Photos: Sophie Hontaas Euskonews & Media 94.zbk (2000 / 10 / 6 13) Eusko Ikaskuntzaren Web Orria
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